"Daniel Buren: Tisser l’espace avec la lumière" par SIM Eunlog관리자작성일 13-05-23 00:00
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Entretien avec la philosophe et critique d’art coréenne, Sim Eunlog, les 6, 9 et 24 mai, à propos des interventions dans trois « palais » de la capitale : le Grand Palais, le Palais de Tokyo et le Palais-Royal; in Art & Collector, Séoul, vol.23, automne 2012, p.58-63, coréen. Inédit en français.
Au Grand Palais : devenir Excentrique(s) sous la lumière colorée
Au faîte du Grand Palais flotte un drapeau étonnant à la place du drapeau français officiel. C’est le drapeau de l’exposition Excentrique(s) avec un rond plein sur des rayures verticales, en bleu clair sur blanc. Il attire la curiosité des touristes de passage et des visiteurs de l’exposition. A la sortie de la station de métro Champs-Elysées-Clémenceau la plus proche du Grand Palais se trouve une billetterie éphémère en noir et blanc, surmontée des mêmes modules que ceux de l’exposition de Daniel Buren mais sans les couleurs. C’est comme l’esquisse d’une œuvre qui va bientôt montrer ses teintes lumineuses. Sur les trottoirs, des flèches en noir et blanc conduisent les visiteurs jusqu’à l’entrée de l’exposition. Elle est constituée d’un tunnel rectangle et sombre en tant que lieu de passage rituel se situant entre deux espaces différents, entre deux sentiments, entre le central et l’Excentrique(s). Il donne l’impression de se trouver au début du roman Pays de neige de Yasunari Kawabata : « Au sortir du long tunnel de la frontière, on se trouvait au pays de neige ». Ici il faudrait dire « au pays de ‘lumière’ ». A la sortie du tunnel vers l’intérieur du Grand Palais, une forêt de lumières colorées sous un doux climat printanier s’offre à la vue. On est encore à l’orée de la forêt et on peut commencer à se promener. Sous les verrières du Grand Palais, on passe ainsi sous un autre plafond coloré et translucide, à la luminosité changeante, composé de cercles de film plastique transparent (377 exactement), contigus et soutenus par de nombreux pieds (environ 1300). Ces cercles colorés s’harmonisent avec l’architecture toute en courbes du Grand Palais, le dôme, la rotonde, les escaliers, etc. Ils ont été conçus en cinq tailles (de 2m à 6,5m de diamètre) et de quatre couleurs différentes : bleu, jaune, orangé, vert. Les pieds sont carrés avec deux côtés blancs et deux côtés noirs selon le motif des bandes verticales alternées de 8,7cm. Sous l’immense verrière, les changements de clarté du ciel parisien sont aussitôt visibles en regardant le sol coloré par les ronds de couleur : plus le ciel est dégagé, plus les couleurs projetées au sol sont nettes et éclatantes, et plus la bordure des cercles et la ligne des pieds impriment l’ombre de leurs silhouettes. Si des nuages traversent le ciel, alors l’ombre des bordures et des pieds s’efface comme des digues de sable, de sorte que les quatre couleurs se mêlent dans une tonalité aquarelle. La vitesse de ces changements dépend de celle du vent au-dessus du monument. Comme le ciel printanier de Paris ne cesse d’être capricieux, ces compositions de couleurs se montrent très variables, même le soir puisqu’un éclairage nocturne et mobile a été prévu pour l’exposition et donne à son tour une nuance de mystère et de secret. On poursuit la promenade dans les couleurs en percevant parfois comme un murmure apporté par le vent, jusqu’à apercevoir le dôme du Grand Palais à ses pieds : dans la clairière centrale de la forêt enchantée et multicolore, plusieurs miroirs circulaires installés au sol reflètent le dôme coloré partiellement en bleu, avec un motif de damier.
Sim Eunlog : On se trouve dans un palais de lumières colorées. En quoi consiste plus précisément votre projet Monumenta dans ce palais ? Daniel Buren : L’architecture du Grand Palaisest extraordinaire pour le ciel qui paraît plus grand. A travers ces verrières, on est en contact avec le ciel de Paris de sorte qu’on se sent à l’extérieur. Le projet était d’abord de colorer cette luminosité particulière et changeante, et puis de réfléchir comment changer la circulation ici. J’ai fait condamner l’entrée habituelle pour avoir la plus grande longueur (entre l’entrée et la sortie) afin de donner le temps de percevoir les changements de lumière du ciel parisien en se promenant.
Sim : Souvent vous faites entrer à l’intérieur de l’espace d’exposition ce qui est à l'extérieur, la lumière, un reflet à travers une fenêtre, une verrière, etc. Pourquoi cette relation libre entre le dehors et le dedans ? Buren : Tout mon travail depuis l’origine a essayé de faire se croiser et se questionner l’intérieur et l’extérieur. Il y a quarante-cinq ans ma question était : si l’art est fait pour être vu dans un musée, dans une galerie ou dans un appartement, comment existe-t-il en dehors de ces lieux ? Donc, j’ai expérimenté pour voir ce qui change à l’extérieur par rapport à l’intérieur, à l’aide de l’« outil visuel ». Pour une de mes premières réalisations, j’ai fait faire deux exemplaires exactement identiques de cinq mètres carrés de papier rayé blanc et vert, j’en ai mis un dans la rue et l’autre dans la galerie. Tout le monde voyait qu’ils étaient différents. Or la question était : comment cet objet est-il transformé par le cadre, ce dont on ne parle pas dans la peinture ? L’histoire de l’art était donc une histoire idéale qui ne pense pas l’objet dans son contexte.[2] J’ai fait cette expérience pour voir comment le contexte transforme l’œuvre, et aussi comment l’œuvre transforme le contexte. Il y a un jeu entre les deux. Ainsi, afin de faire venir l’extérieur à l’intérieur, on prend la lumière du soleil, on la transforme avec une couleur par une fenêtre, cette lumière colorée frappe le mur et on le regarde. Inversement, si on allume la lumière la nuit, toutes les couleurs de l’intérieur sortent dans la rue à travers la fenêtre.
Sim : Ici, vous êtes intervenu depuis la billetterie, la librairie, jusqu'au restaurant. En général, les artistes ne prennent pas en compte les espaces annexes. N’est-ce pas trop un souci du détail ? Buren : C’est un détail, mais important. Aujourd’hui, dans un musée ou dans une grande exposition on trouve une billetterie, une librairie, un restaurant souvent ordinaires dans un coin. Comme un mauvais grain de beauté sur un visage, ils sont considérés généralement par les artistes d’une façon négative, et juste tolérés. Mais en sachant qu’on doit accepter ces espaces, j’ai décidé de les traiter jusqu’au bout sérieusement et de les intégrer dans l’œuvre. Lire, manger, c’est important, n’est-ce pas ? [rires]
Sim : Lors du vernissage de Monumenta, le nouveau président François Hollande[3] est venu vous saluer et vous féliciter. C’était inattendu ? En tant qu'artiste, avez-vous un message pour ce nouveau président, pour le développement de l’art contemporain en France ? A votre avis, peut-il être un esthète comme l’ancien président François Mitterrand ? Buren : C’était inattendu. On a été prévenu qu’il avait décidé de venir, quarante-cinq minutes avant. Il est très rare et étonnant de voir dans une exposition le nouveau président et l’ancien ministrede la Culture [Frédéric Mitterrand]. Depuis vingt ans on n’a pas vu ce genre de signe: après la présidence Mitterrand, la culture a été laissée en arrière-plan mais il [le nouveau président] a voulu montrer, me semble-t-il, que la culture n’y restera plus. Par la culture on peut montrer aux autres parties du monde l’intérêt de la France pour ses artistes, ses architectes, ses chorégraphes, etc. Quand le président Mitterrand avait cette politique, partout j’entendais - à cette époque déjà je voyageais beaucoup - que « C’est formidable, vous avez un président qui se soucie du domaine culturel ». Les autres pays étaient admiratifs, que ce soit la Chine, le Mexique, l’Amérique. Si le nouveau président s’en préoccupe, cela peut être très bénéfique pour tout le monde. C’est ainsi que j’ai compris son signe.
Au Palais de Tokyo : tisser aux limites de l’exposition
Au Palais de Tokyo, les espaces d’exposition de 22 000m2 sont dédiés à toutes les formes d’art expérimental et d’avant-garde, souvent en bousculant les codes de la représentation. Ce palais s’est débarrassé de l’image austère du musée. Après une période de rénovation intérieure, il a rouvert pour la troisième édition de la Triennale d’art contemporain, intitulée ‘Intense Proximité’ (du 20/04 au 26/08/2012). Bien que la rénovation soit achevée, l’aspect d’espaces en chantier est toujours présent. Pour séparer les lieux d’exposition payants et ceux en accès libre, de simples grillages de trois mètres de hauteur environ délimitent les espaces, comme ceux qui ont pu être utilisés pendant les travaux. Ce qui parait étrange, c’est que ces grillages portent des rayures verticales en noir et blanc (8,7cm de largeur). En fait il s’agit de l’intervention de Daniel Buren, intitulée Rayer les Frontières, travail in situ (grilles métalliques peintes, 2012). Beaucoup de visiteurs peuvent passer sans remarquer ces rayures sur un support tellement ajouré. En plus, entre ces grilles un gardien retient l’attention car il contrôle les billets d’entrée. Tout est fait pour que cette œuvre s’intègre parfaitement à l’environnement, pour qu’elle joue de son support, même de façon presque invisible.
Sim : Votre œuvre Rayer les Frontières, travail in situ se place à la limite entre l’intérieur et l’extérieur du lieu d’exposition. Vous mettez des rayures sur les frontières mais aussi vous supprimez les frontières en les intégrant à l’exposition. Les visiteurs peuvent passer sans le remarquer au premier abord. Est-ce votre intention ? Aurait-on dû indiquer plus précisément votre intervention ? Buren : Comme je fais souvent mon travail dans des lieux ou sur des supports qui généralement ne sont pas utilisés, les visiteurs peuvent ne pas les apercevoir. Par exemple, par rapport à mon premier travail sur les fenêtres, des personnes disaient : « il n’y a rien parce qu’un artiste ne travaille pas sur les fenêtres. » Mais après elles ont reconnu : « Oui, c’était un travail artistique ». Donc il y a souvent un délai de compréhension pour la plupart des personnes. De même, par rapport à une intervention sur des verrières très hautes qui modifiait la lumière, des personnes pensaient que les couleurs étaient présentes depuis l’origine et que je n’avais rien fait. Au sujet du travail au Palais de Tokyo, quand j’ai visité le lieu, il était dans le chaos de la récente rénovation. La personne qui m’a fait visiter m’a dit que tout le musée serait rouvert et serait plus vaste, et que pour distinguer les zones payantes et les autres, on allait mettre des barrières. Dès que je les ai vues, je lui ai dit : « je vais travailler sur toutes les barrières. Vous pouvez les mettre où vous voulez, parce que c’est vous qui savez quelle est la zone payante ou pas ». Ainsi j’ai travaillé sur les limites existantes, avec un jeu de mots sur le fait de rayer ou gommer les frontières. Cette pièce est la plus grande pièce de toute l’exposition. Elle occupe plusieurs espaces très visibles, mais c’est celle qui se voit le moins. Elle se trouve partout, mais aussi nulle part. Ce genre de contraste m’intéresse. Un peu comme le Yin et le Yang dans la philosophie asiatique.
Au Palais Royal : jouir de l’art comme art de vivre
Au cœur de Paris, dans le voisinage du Musée du Louvre, accolée au théâtre de la Comédie Française, se trouve la cour d'honneur du Palais-Royal. Dans cet espace de 3000 m² entouré d’une colonnade sont disposées 260 colonnes de marbre, décorées de raies verticales noires et blanches de 8,7 cm de large, qui composent l’œuvre permanente intitulée Les Deux Plateaux, sculpture in situ. Ces colonnes polygonales de tailles diverses, du ras du sol jusqu’à plus de trois mètres, sont réparties de façon géométrique et équidistantes. Elles constituent un paysage qui rappelle les vestiges de l’architecture de la Grèce antique ou bien une forme de piste d’atterrissage lorsque les éclairages nocturnes sont activés. La totalité du plateau en rez-de-jardin est en accès libre, des enfants jouent à cache-cache entre les colonnes ou bien ils s’efforcent de grimper au sommet. Des touristes prennent des poses de statues classiques, comme par exemple celle du génie de la Bastille, en prenant une colonne basse comme socle. Sur celles de taille moyenne, des personnes s’assoient pour lire, pour se reposer ou manger un en-cas. A un angle de la cour, on découvre une fontaine souterraine. Au centre de cette fontaine, une colonne est devenue un point de convergence pour les pièces de monnaie jetées par les touristes. A son sommet inaccessible, des pièces de tous les pays brillent avec l’espoir des vœux formulés. Depuis cette fontaine, on peut voir aisément le second niveau en sous-sol et on comprend l’origine du nom Les Deux Plateaux. Sur ce second plateau incliné, l’eau s’écoule.
Sim : Quelle est la symbolique des Deux Plateaux ? Buren : A priori, cette œuvre ne symbolise rien[4]. Je n’ai rien mis là-dedans qui soit symbolique. C’est un autre problème : une œuvre importante et intéressante est d’abord et avant tout quelque chose qui est sans fonction, et même l’art en général. Un travail intéressant n’a aucune fonction, il est fait pour rien et à la limite pour personne. Mais, au moment où l’art est donné, vendu, installé dans un endroit, cela change tout, car le public trouve une utilisation. L’œuvre est transformée parce qu’elle est utilisée. Par exemple, Les Deux Plateaux sont devenus un terrain de jeu pour les enfants. Même si je n’étais pas d’accord, ceci est positif. Car l’œuvre qui n’est utilisée à rien, généralement c’est qu’elle ne vaut rien, surtout dans l’espace public. Alors tout le monde l’oublie. Donc il y a deux étapes : l’œuvre n’a aucune destination, sauf dans quelques cas[5]. Ensuite, elle peut devenir différente, car les gens l’utilisent en lui donnant une certaine réalité.
Sim : Certains visiteurs jettent des pièces au sommet d’une colonne de la fontaine des Deux Plateaux, en faisant des vœux comme à la fontaine de Trevi à Rome. Buren : Cette habitude de jeter des pièces n’appartient pas à la tradition française, elle est plus fréquente en Italie, en Espagne, en Amérique, parfois en Asie. Dans ce cas, comment cette habitude a-t-elle été introduite aux Deux Plateaux ? Mon explication est la suivante : Les Deux Plateaux ont été ouverts au public fin juillet 1986, saison touristique. Beaucoup de touristes étrangers y passaient, jetaient une pièce dans cette fontaine, et retrouvaient par hasard le jeu : si vous envoyez une pièce qui ne tombe pas dans l’eau, c’est-à-dire qui reste sur le sommet de la colonne, votre vœu s’exauce. Pour moi, c’est un bon signe, car on fait des vœux dans un lieu que l’on aime.
Sim : Selon vous, en tant qu’artiste, quel peut être le rôle de l’art dans la société ? Buren : En général, l’œuvre d'art donne à voir le monde de l’artiste ou le monde vu par cet artiste. Au contraire, si une oeuvre d'art peut faire voir le monde à celui qui la regarde, cela serait formidable. Ainsi, mon ambition n’est pas de montrer le monde vu par mes yeux, mais de le faire voir par celui qui regarde, se faire voir soi-même, et pouvoir analyser la situation. Je pense que si on commence à analyser la situation, beaucoup de choses peuvent se faire, y compris la révolution [rires].
(traduction Sim Eunlog)
[1]Dans le titre, « tisser avec » peut caractériser le travail in situ de Daniel Buren. « Tisser avec » en latin ‘con-texere’ dont le substantif est ‘contexte’ (en latin contextus). A savoir, Daniel Buren réalise ses œuvres selon le contexte, terme qu’il utilise souvent. Son travail in situ implique que l’œuvre est tissée avec l’environnement spatiotemporel ou selon le contexte.
[2] Cette démarche artistique se trouve en parallèle avec l’histoire de la philosophie. A l’origine, la philosophie était principalement celle de l’Idée platonicienne. Mais depuis le fameux Dasein (l’Etre-là) heideggérien, la phénoménologie (Husserl, Merleau-Ponty, et al.) et l’anthropologie (Lévi-Strauss, et al.), on s’est préoccupé du sujet à l’extérieur (c’est-à-dire l’Autrui, non pas le Même) ou de l’objet dans son contexte.
[3] Le 6 mai 2012, François Hollande a été élu comme nouveau président de la République. Trois jours plus tard, il s’est déplacé au vernissage de Monumenta 2012.
[4] Mais a posteriori, cette oeuvre peut être interprétée et utilisée de façon symbolique ou pratique par des visiteurs. Daniel Buren a indiqué souvent que l’environnement est en général plus riche que l’oeuvre elle-même. De même ‘le non peint’ (le vide) est plus riche que ‘le peint’ (le plein) au sens de la philosophie et de la peinture de l’Extrême-Orient. Ainsi, en n’associant à l’œuvre (ou le peint) aucun symbole et aucune fonction, l’artiste la laisse disponible pour accueillir toute la richesse de l’extérieur (ou le vide). Ici, l’interaction de l’œuvre et de l’environnement correspond à la relation entre le peint (le plein) et le non-peint (le vide) au sens de l’Extrême-Orient.
[5] Par exemple, construire une cathédrale est un art, mais avec une utilisation prévue.